Artère bruyante et polluée, le périphérique abrite dans ses interstices une population invisible de sans abris, vivant dans des cabanes, issues de secours, et autres recoins insoupçonnés. Vadrouille sur le « périph’ nord » avec Jérôme, « maraudeur expérimental » depuis 2015 pour l’association Les Enfants du Canal.
“Sur les 35 kilomètres de périphérique parisien et les 19 kilomètres d’échangeurs, nous avons recensé 127 personnes. Sans compter la cinquantaine de personnes qui sont pris en charge par une autre association sur lesquelles je n’ai pas trop de visibilité. On évite les doublons”. Voix rauque à la Renaud, yeux bleus, clairs et vifs, dégaine entre le rocker et “le flic en civil” comme il s’en amuse lui-même, Jérôme est un ancien mec de la rue. À 14h, il sort du métro pour sa maraude quotidienne. Le passage incessant des voitures rythme la vie aux abords de cette porte de l’Est parisien, lieu choisi ce mercredi par ce travailleur social de 45 ans, ancien “pair aidant” de l’association des Enfants du Canal. Il se roule une cigarette. “Dans les environs, on recense trois cabanes et une tente avec des hommes isolés et plusieurs individus vivant dans des issues de secours”.
“J’ai quand même le soutien de deux travailleurs pairs à mi-temps, une douzaine d’heures chacun. Et je m’appuie éventuellement sur les travailleurs pairs roumanophones pour des traductions, mais pas uniquement pour ça. Dans notre association, on essaie de ne pas cantonner les roumains aux rôles de roumains”.
14h15. « Très en colère »
Jérôme se rend dans une issue de secours. Il apporte un duvet à un homme rencontré quelques jours plus tôt. “Il était très en colère la dernière fois que je suis passé, s’il l’est encore aujourd’hui, je demanderai peut-être à une équipe médicale de passer pour faire une évaluation psychologique”. La porte à peine ouverte, l’humidité prend au nez. Jérôme lance un bonjour. Pas de réponse. Il laisse le sac de couchage sur le lit de fortune de l’homme. “Je repasserai”. Jérôme doit enchaîner pour pouvoir voir tous ceux qu’il a prévu de rencontrer pour sa maraude du jour.
14h25. Y. et Pouchkine
Jérôme passe un coup de fil à Y., qu’il connaît depuis environ 3 semaines, pour le prévenir de son arrivée. Jérôme ne veut pas être intrusif. Y., lui, s’est construit une cabane à l’air libre, sur un petit bout de gazon qui borde l’embranchement d’une entrée du périph’ extérieur. À 50 m à peine, de l’autre côté de la route, un immeuble entier est désaffecté et muré depuis des années. Y. parle arabe, un peu allemand, français, et anglais. Son chien Pouchkine lui a été donné par une famille irakienne, partie depuis, “loin”. Il a un peu bu et fumé avant selon Jérôme. Y. a l’air content de le voir, Pouchkine aussi. L’animal fait le fou sur le terrain, il a de la place. Y. propose du café, en montrant son thermos. “Il a quelques jours”, prévient-t-il. Y. est né à Bagdad et a été reconnu comme réfugié. Il a obtenu un titre de séjour jusqu’en 2023. Y. raconte qu’il a quitté l’Irak “parce qu’il était chrétien”. Jérôme lui donne rendez-vous vendredi. Il compte l’aider à trouver un emploi, condition indispensable pour son accès au logement.
15h. Une fratrie “bien installée”
Dans une autre issue de secours, plus loin le long des maréchaux, ces larges boulevards parallèles au périph’, vit une fratrie d’origine roumaine composée de trois hommes et une femme. La porte est ouverte. “C’est qu’ils doivent dormir, c’est fermé à clé lorsqu’ils ne sont pas là”, murmure Jérôme dans l’embrasure de l’escalier. “Ici cette fratrie s’est bien installée explique-t-il. Des tapis, des lits, un canapé, un coin cuisine, il y a même 2 poubelles pour faire le tri sélectif”. “Eux par exemple me semblent aptes à démontrer qu’ils sont capables d’avoir un logement et qu’ils peuvent en prendre soin. Ils ont tous une activité salariée qu’ils souhaiteraient déclarer. L’État peut les expulser, mais ne va pas expulser le patron qui les emploie au black !”. Plusieurs habitants du périph’ travaillent en étant déclarés selon lui mais c’est rare. “C’est très compliqué de tenir un 35 heures si tu travailles en journée, tu es en dehors des heures pour prendre des douches et t’es dans une logique de survie. Trouver de l’eau et de la nourriture est très chronophage”.
15h15. “Finalement je vais faire autre chose”
En repartant vers le tramway pour les deux dernières cabanes de sa tournée du jour, Jérôme s’assombrit. La rue a son lot d’événements innommables, comme l’histoire de ce couple qui habitait sur le périph’ sud, séquestré et torturé par une bande de jeunes, de la rue eux aussi. “Je me le dis tous les matins en me levant : finalement je vais faire autre chose. Et puis c’est quand même le festival des déconvenues et des rendez-vous ratés avec les habitants d’ici. Ils n’ont pas les mêmes impératifs et tu ne sais pas ce qui s’est passé la nuit pour eux”. Mais Jérôme avance tout de même pour continuer sa maraude. Deux enfants sortent de l’arrière d’une camionnette. Une autre, garée juste à côté est habitée aussi. “Maintenant, de plus en plus de gens vivent dans leur véhicule, confie-t-il. Il y a de plus en plus de sans abris de toute façon. Je reçois les doléances des personnes, comme le guichetier de la Caf. Mais je ne suis pas la personne qui peut faire les virements au final.”
15h40. La cabane camouflée
Jérôme arrive chez P., “le plus visible des invisibles” comme il se plaît à l’appeller. Il a même été interrogé récemment par des policiers pour une enquête « de voisinage ». Depuis 19 ans, P. vit autour du Pré-Saint-Gervais. Plutôt de bonne humeur aujourd’hui, il reçoit dans sa cabane, à peine visible pour le coup tant elle est bien camouflée, en contrebas de la route. P. a planté des fleurs derrière sa cabane, des jonquilles entre autres, trouvées sur le périph’. Les espaces verts qui bordent la capitale, de 45 hectares au total, sont paradoxalement fleuris, malgré les particules fines qui s’échappent des voitures et autres 3,5 tonnes. Avec son fort accent polonais, P. explique qu’il cultive des tomates l’été, et montre le tas de compost qu’il a érigé au milieu de son “jardin”, où son chat Zorro, visiblement âgé, se promène. Jérôme lui donne un petit agenda à l’effigie de l’abbé Pierre : ils ont rendez-vous ensemble le 6 avril, pour un éventuel relogement.
16h. “Pas avant juillet”
Dernier arrêt de l’après-midi chez D., une quarantaine d’années, ancien de l’aide sociale à l’enfance. Il vit dans une cabane adossée à un hôpital dont il utilise l’électricité via les câbles extérieurs. D. fait de multiples petits boulots, bricole, aide des« vieilles » du quartier, et fait de la recup’, notamment de métaux. “140 € on a fait avec l’aluminium”, annonce-t-il fièrement à Jérôme, tout en lui faisant passer le reçu avec le chèque. Il a même fait bosser son voisin, P., dont on aperçoit le tas de compost en face.
Il occupe ce terrain depuis de nombreuses années avec L. qui vit dans une tente un peu plus haut. D. devrait être lui aussi relogé bientôt, dans un HLM. Jérôme le prévient. “On y est, mais les premières visites ce sera pas avant juillet”.
Un accident de voitures juste au niveau de l’habitat de D. clotûre le rendez-vous. Pas supris, D. raccompagne Jérôme vers la sortie du périph’ et prévient machinalement les secours via le poste SOS, situé un peu plus loin dans le virage. “Il y en a souvent des accidents ici”. En passant, Jérôme pointe sur sa droite un terrain désaffecté, “la forêt”, comme ils l’appelaient ici. Un bidonville qui s’était formé là a été expulsé il y a peu.
19 sorties de rue sont en cours cette année. “Mais ça prend du temps, on ne fait pas ça pour que les gens pètent les plombs un mois après parce qu’ils sont mal dans leur structure d’hébergement, précise Jérôme. Il y a un certain confort et une liberté ici qu’on ne retrouve pas dans les centres.” Jérôme ne rentrera pas chez lui tout de suite. Il fait aussi partie d’un collectif situé dans le 11ème arrondissement. Là-bas, une seule cabane qui héberge deux personnes qu’il suit, des plantes, et des graffs. Sa prochaine maraude commencera dès le lendemain matin.
Texte et photos par Louise Rozès Moscovenko. Un article écrit en partenariat avec le Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ).